Sur le damier noir et blanc, impeccablement ciré, du hall d’entrée de Glendale House, on entend résonner les talons hauts de Lady Alexandra. Celle-ci s’apprête à se rendre à un cocktail chez ses amis, Lord Winston et Lady Camilla Harmsworth. Pour l’occasion, elle a revêtu son tailleur noir préféré, dont la sobriété et l’élégance mettent en valeur la perfection de sa silhouette. Un sourire éclaire son visage tandis qu’elle contemple les reflets ambrés de ses cheveux blonds dans le miroir, au-dessus d’une console italien ne de bois doré, encadrée par deux splendides potiches de la Compagnie des Indes.
Elle se sent au mieux de sa forme. Superbe. La plus belle parure d’une femme, c’est le désir qu’elle inspire. Sa jupe, courte mais sans excès, fait ressortir le galbe de ses jambes, tandis que les pans de sa veste, suspendus au-dessus de sa taille pour en souligner la finesse, se croisent avec naturel sur sa poitrine dénudée. La doublure d’organza est là pour tout montrer sans rien laisser voir. La promesse d’un décolleté généreux, ferme, triomphant. C’est le style qu’elle affectionne, à la fois strict sans être austère, provoquant dans la limite du convenable, classique mais original, attirant sans tomber dans la vulgarité. Une broche, figurant un grand nœud double en cristal, épanoui autour d’une pierre centrale à laquelle est reliée une pendeloque en poire, égaye l’ensemble.
- Dépêchons-nous, Béatrice, la voiture est prête ?
- James est prévenu, Madame, il ne devrait pas tarder à arriver. [Au même moment, on entend les pneus de la Bentley crisser sur le gravier, au pied du perron]
- A ce soir, Béatrice, tu n’oublieras pas de préparer ma chambre pour mon retour.
- Non, Madame. [Le chauffeur ouvre la portière, sa casquette à la main. Lady Alexandra s’installe. La soubrette, en haut des marches, et George, légèrement en retrait sur le se uil, regardent la limousine s’éloigner lentement vers la grille du parc.]
Sans perdre un seul instant de liberté, Béatrice fait demi-tour, gravit prestement les degrés de l’escalier qui conduit au premier étage, et s’enferme dans la salle de bains de Lady Alexandra. C’est la pièce qu’elle préfère. Elle peut y partager l’intimité de sa maîtresse, dans une atmosphère feutrée, propice au silence et à l’apaisement. Les couleurs pastel des murs et des tissus enveloppent la pièce d’une lumière tamisée.
Il y flotte un parfum gourmand et sensuel, une fragrance entêtante qui marie la tubéreuse et l’héliotrope. Partout, sur des étagères, dans un ordre impeccable, sont rangés des flacons de toutes les tailles et de toutes les couleurs, des pots remplis de pinceaux, de brosses et de peignes, des tubes de fond de teint, des eaux de toilette, des ombres à paupières, des eye-liners, des crayons à œil et à sourcils, des bâton s de mascara et de rouge à lèvres, des nuanciers de poudres, des vernis à ongles, des toniques hydratants, des laits corporels, des lotions démaquillantes, des masques « coup d’éclat », des défatigants éclairs contour des yeux, des nettoyants moussants doux, des sublimateurs de teint, des baumes embellisseurs...
Plongée dans l’univers secret de la beauté et de la femme, Béatrice s’installe devant le miroir serti d’une double rangée d’ampoules, semblable à celui d’une loge de théâtre. Un mince bandeau élastique rose tire ses cheveux en arrière. Elle observe son visage. Face. Profil. Trois quarts. Les expressions de sa maîtresse lui reviennent à la mémoire. Elle prend un plaisir évident à imiter ses gestes, et plisse les yeux comme elle pour ne distinguer, entre ses cils, qu’ombres et lumières.
- [Dialoguant avec elle-même] Reste calme, Béatrice, Madame ne va pas revenir de sitôt ! Alors ne brûle pas les étapes, prends ton temps et tâche de te rappeler comment elle s’y prend. D’abord, le visage. Elle le nettoie, avant d’appliquer un fond de teint fluide et fondant au moyen d’une éponge souple. Va bien jusqu’à la racine des cheveux. Profites-en pour couvrir l’esquisse d’un cerne, une petite rougeur sur l’aile du nez, un pli infime à la commissure des lèvres. N’oublie pas le cou. Maintenant, passe un léger voile de poudre avec la houppette afin de donner à la peau un aspect mat et satiné.
Son visage se tend sous l’illumination. Béatrice se sourit. Son visage et son corps sont ses meilleurs atouts, le seul capital sur lequel elle peut compter.
- Ensuite les yeux. Ess entiel, les yeux. Tu as la chance de les avoir bleus. Il faut que l’harmonie des couleurs de l’ensemble du maquillage s’appuie sur cette dominante et que tu choisisses, pour la mettre en valeur, une ombre à paupières de la même teinte ou d’un ton complémentaire.
La domestique examine attentivement plusieurs nuances, les compare entre elles, hésite, et se lance. Elle recouvre sa paupière supérieure d’ombre blanc irisé puis, avec un pinceau plus fin, elle dépose du bleu très pâle en halo. Tandis qu’elle s’applique à souligner ses cils d’un trait d’eye-liner, la porte de la salle de bains s’ouvre brusquement. Blandine apparaît, son plumeau à la main, interloquée.
- Mais qu’est-ce que tu fabriques ici ?
- Occupe-toi donc de tes affaires et va-t-en !
- Tu peux compter sur moi pour le dire à Madame quand elle rentrera !
- Dénoncer les autres, c’est tout ce que tu sais faire, tu ne penses qu’à ça pour te faire bien voir !
- Et toi, à jouer les midinettes en tortillant du derrière !
- Je te préviens, Blandine, si tu en parles à Madame, je n’hésiterai pas une seconde à lui dire à quoi tu passes ton temps dans la grange avec Edward, le garçon de ferme !
Blandine hausse les épaules, excédée, les yeux au ciel, et repart en claquant la porte rageusement. Béatrice sourit, pousse un profond soupir et approche son visage du miroir pour allonger ses cils avec un mascara bleu.
- Où en étais-je ? Ah oui, maintenant, les joues. Super important aussi les joues ! Mais avec mon visage un peu rond, il vaut mieux que j’applique un ton de blush plus soutenu dans le creux des pommettes. Légèrement rougissante, pas trop, comme une enfant prise en faute, les hommes adorent !
La soubrette imagine la scène, se compose une mine ingénue, baisse les yeux docilement, puis les relève en feignant d’adopter un air coupable.
- C’est parfait, Il faut que je m’entraîne à rougir sur commande et à garder les cils fermés sur les paupières. J’ai bientôt terminé, il me reste la bouche.
Elle agrandit celle-ci en redessinant ses lèvres avec un crayon violet, puis leur donne du volume en appliquant le plus clair des rouges à lèvres au milieu et le plus foncé sur les côtés. Un soupçon de gloss vernit le tout, comme une pellicule de sucre candi autour d’une pomme d’amour.
- Sourire aux hommes, attirer leurs regards sur ma bouche, les laisser fantasmer sur ce coquillage nacré, entrouvert sur un abîme de sensualité. Voilà, j’ai fini. Si j’osais, je me vernirais aussi les ongles. Oh, et puis non, dans mon emploi, il vaut mieux que je reste classique : un teint invisible, des cils fournis et détachés, une bouche impeccable. Je crois que ça plairait à Madame, si je pouvais lui montrer.
Tout à ses pensées, et alors qu’elle continue à s’admirer dans la glace, Béatrice entend du bruit, de l’autre côté de la cloison, dans la chambre de sa maîtresse.
- Blandine, je vais finir par m’énerver, je t’ai déjà dit de me laisser tranquille !
La porte s’ouvre brutalement. A la place de Blandine, c’est Lady Alexandra qui fait irruption dans la salle de bains. Terrorisée, la soubrette se lève précipitamment.
- Mais Madame, vous êtes déjà revenue ? Je croyais que vous deviez rentrer beaucoup plus tard !
- Eh bien, il ne faut pas croire tout ce que je dis, petite sotte, j’aime beaucoup réserver des surprises à mes domestiques, et puis j’étais sûre que tu allais faire des bêtises dans mon dos ! Est-ce que j’avais tort ?
- Je n’ai rien fait de mal, Madame.
- Tais-toi, insolente, approche-toi, non mais tu as vu comment tu t’es grimée ? Tu te crois au cirque ? [Intérieurement : si c’est son premier essai, elle est plutôt douée, cette petite !] Aurais-tu oublié que je t’ai strictement interdit de te maquiller ? Mets-toi immédiatement au coin, à genoux, les mains sur la tête.
Attirée par les éclats de voix, Blandine, radieuse, s’empresse de se mêler à la conversation.
- C’est bien fait pour toi, Béatrice, tu ne l’as pas volé ! Je t’avais prévenue ? Et en plus, je n’ai même pas eu besoin de t’accuser !
- [Lady Alexandra] George, mais où est-il encore passé celui-là ?
- [Cauteleux] Madame m’a appelé ?
- Oui, George, vous allez dresser le chevalet dans le petit salon et m’apporter mon martinet, nous vous rejoignons dans quelques minutes.
- Tout de suite, Madame. Le petit martinet à manche jaune ou celui à longues lanières ?
- Les deux.
- Bien, Madame. Madame souhaite-t-elle que la correction soit donnée en présence des autres domestiques ?
- Naturellement, George, convoquez le personnel au grand complet et dépêchez-vous !
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