Partager l'article ! (58) Epilogue: Voilà, cette fois, c’est bien fini, il fallait s’y attendre, l’histoire de Béatrice est parvenue à son terme. Game is ove ...
Béatrice ou l'éducation d'une jeune soubrette
Voilà, cette fois, c’est bien fini, il fallait s’y attendre, l’histoire de Béatrice est parvenue à son terme. Game is over. Personnellement, j’aurais aimé qu’elle continue encore longtemps. Ou même mieux, qu’elle ne s’achève jamais. Mais on ne peut pas tout prévoir.
Un jour, le mécanisme de la machine s’est subitement grippé. Un peu comme dans ces petits cinémas de quartier - s’il en existe encore -, lorsque la pellicule se coince dans l’appareil de projection et se bloque, puis que la chaleur de la lampe ronge l’image, d’abord juste une tache, puis un trou qui s’agrandit, un néant bordé de brun, où disparait tout ce qui, tout à l’heure encore, était visible sur l’écran, les lieux, les gens, les visages… La musique continue sur son élan, puis très vite, le public vitupère contre le projectionniste. Dans la salle, la lumière se rallume tandis que les spectateurs restent assis, hébétés, persuadés qu’ils ont affaire à une coupure sans conséquence et que la « séance » ne va pas tarder à reprendre.
L’histoire de « Béatrice », elle, n’a pas repris. Elle s’est au contraire définitivement interrompue. Très précisément le 9 juin 2008. Le jour même où Alexandra nous a quittés, vaincue par une longue et cruelle maladie, qu’elle aura su combattre et repousser de toutes ses forces, avec une énergie, un optimisme et un courage extraordinaires.
Si je remonte dans le temps quelques mois en arrière, Alexandra et moi avions prévu de nous retrouver chez elle le 23 janvier 2008 pour célébrer le dixième anniversaire de notre relation (elle m’avait ouvert sa porte pour la première fois le 23 janvier 1998). J’ai conservé sa réponse au message que je lui avais adressé quelques jours avant : « Oui je suis d’accord pour le 23 à 17h ! Je vais mettre le champagne au frais la veille et j’irai chercher des canapés chez Picard. Je m’occupe de tout. Il me tarde de vous revoir : toi et ma petite Béatrice !! Je t’embrasse très fort. Alexandra ». Ces quelques mots m’émeuvent encore maintenant. Ils résument très bien à eux seuls le dynamisme et la joie de vivre dont Alexandra a su faire part jusqu’à la fin.
Malheureusement, ce rendez-vous n’a jamais eu lieu. L’état de santé d’Alexandra s’est brusquement détérioré, nécessitant son hospitalisation en urgence le 20 janvier. Les jours et les semaines qui ont suivi, je me suis tenue informée de la situation par téléphone, soit directement auprès d’elle, lorsqu’elle se sentait la force de me répondre, soit par l’intermédiaire de Blandine (appelons-la Blandine jusqu’au bout) qui lui rendait régulièrement visite.
Notre dernière rencontre date du 27 mars 2008. Paris. Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, service Gaston Cordier, 2ème étage, chambre 217, où je l’ai trouvée en compagnie de George (appelons-le George jusqu’au bout), de retour d’une minuscule promenade à tout petits pas dans le couloir. J’étais très émue. Alexandra a évoqué la lourde opération qu’elle venait de subir et les projets qu’elle formait pour l’avenir : l’arrêt définitif de ses activités professionnelles, son départ programmé pour Marseille, la joie de se retrouver bientôt au milieu des siens, le souhait de pouvoir remonter de temps en temps à Paris afin de renouer avec ses amis, son souci de conserver des liens avec moi par messagerie… Son moral était bon. La manucure était passée. Sa présence et sa conversation lui avaient fait du bien. Elle se sentait belle et impeccable. Jusqu’au bout des ongles. Comme elle l’avait toujours été.
Je lui ai offert en cadeau le dernier épisode de « Béatrice » que je venais de rédiger, « En pensée, en parole » (à l’époque le 44ème). Rétrospectivement, je ne pense pas qu’elle ait eu le courage ou l’envie de le lire mais cela me faisait plaisir de le lui donner. Je voulais lui montrer que malgré les épreuves douloureuses qu’elle traversait, elle continuait à inspirer les jeux de sa petite soubrette. La partie était loin d’être finie. Son indisponibilité forcée était simplement momentanée. Je me disais aussi qu’un peu de lecture légère pourrait l’aider à se changer les idées.
De son côté, Alexandra a demandé à George de conserver à mon intention la petite culotte noire fendue que je mettais quand je lui rendais visite et que nous avions appelée « Exciting » pour nous amuser, la paire d’escarpins noirs à plateforme que j’avais également l’habitude de porter et dont elle avait fait l'acquisition dans les quartiers chauds de New York lors d’un voyage avec JB (appelons-le JB jusqu’au bout), ainsi qu’une paire de gants noirs d’opéra. J’étais éberluée. Il me semblait presque incongru que ma maîtresse puisse penser à ces détails dans de telles circonstances et dans l’état d’extrême faiblesse qui était le sien. En l’écoutant énumérer ces accessoires tout en sollicitant mon approbation du regard, je la sentais recomposer mentalement ma silhouette de soubrette. J’en avais les larmes aux yeux.
Puis George a eu la délicatesse de quitter la pièce pour nous laisser seules quelques instants. Prétextant de devoir s’absenter afin de préparer le dîner du soir (l’esclave mangeant la pitance de l’hôpital et rapportant en échange à sa maîtresse quelques bons petits plats du dehors). Alexandra a enchaîné : « Cela va nous faire tout drôle de ne plus nous voir ». La phrase que je redoutais. Celle qui pouvait être mal comprise. L’émotion a été trop forte. J’ai eu du mal à me contenir.
Je me suis cependant ressaisie et la conversation s’est prolongée. Comme si de rien n’était. Et puis, comme le temps s’écoulait, que je ne voulais pas m’imposer par ma présence car ma maîtresse avait surtout besoin de repos, il a bien fallu que nous nous séparions.
Elle était allongée sur son lit. Le dos calé contre son oreiller. Je me suis penchée vers elle. Nous nous sommes embrassées très tendrement, deux fois, puis deux fois encore, en faisant l’une et l’autre attention à nos gestes pour qu’ils soient les plus doux, les plus beaux et les plus attentionnés possibles. J’ai pris la main qu’elle me tendait, caressé ses doigts longs et fins, avant d’y déposer un baiser. Nous avons eu de la peine à dissimuler notre trouble. Nos regards se sont croisés longuement. Comme si nous revivions en silence tout ce que nous avions vécu. Comme si chacune voulait imprimer à tout jamais dans sa mémoire l’image de l’autre. Le visage d’Alexandra était très doux. Serein. Apaisé.
Je l’ai quittée à reculons en continuant à la fixer depuis le seuil de sa chambre. Pour ne pas couper le fil. Jusqu’à la fin. Nous avons échangé un dernier petit signe avec la main. Sans rien dire. Comme l’auraient fait deux enfants.
Puis j’ai refermé sa porte très doucement.
Et je me suis retrouvée seule.
Une sensation de vide infini m’a envahie.
Mon cœur s’est mis à saigner à en mourir.
Je venais de réaliser que j’avais sans doute vécu là le dernier épisode de notre histoire. Sans le savoir encore, je ne me trompais pas.
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