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Béatrice ou l'éducation d'une jeune soubrette
De sa chambre, Lady Alexandra entend un vacarme inhabituel au rez-de-chaussée. Les portes claquent. Le carrelage de marbre du hall d’entrée résonne sous le martèlement précipité des talons de Béatrice. Celle-ci dérape à moitié, lâche un juron, se rattrape de justesse à la boule de cuivre qui orne le bas de la rampe d’escalier, gravit les marches à toute vitesse, manque de culbuter George qui descend en tenant le plateau du petit déjeuner, oublie de frapper à la porte, et sans même prendre le temps de rajuster sa tenue, surgit dans la pièce comme une tornade, essoufflée, rougissante, en brandissant en l’air une enveloppe.
- Madame, Madame, Madame !
- Mais enfin, Béatrice, c’est bientôt fini tout ce tintamarre ?
- Excusez-moi, Madame, mais c’est urgent, je viens de trouver cette lettre sous un coussin, en faisant le ménage dans le salon. C’est sans doute l’un de vos invités qui l’aura oubliée.
D’une belle écriture à l’encre noire, fine et régulière, le nom de sa destinataire a été porté sur l’enveloppe. Celle-ci n’est pas cachetée, comme si son auteur avait eu l’intention de la remettre en mains propres. Lady Alexandra, s’assied et déplie la lettre. Sa soubrette reste debout derrière elle, légèrement en retrait, afin de regarder - discrètement - par-dessus son épaule.
« Chère Alexandra,
Je suis à genoux, entièrement nu, au milieu de votre salon. Au plus profond du silence qui m’entoure, la transgression de l’interdit me tient en éveil. J’éprouve une sensation indéfinissable de culpabilité et d’excitation. Vous m’avez dressé à vous attendre, immobile, les yeux baissés et les mains dans le dos. A vous désirer, encore et encore. En me renvoyant l’image démultipliée de ma nudité, le jeu des miroirs accentue mon malaise. J’ai l’impression d’être encerclé par d’innombrables paires d’yeux qui m’épient à travers les glaces sans tain.
Derrière moi, la porte s’ouvre enfin. J’entends vos pas glisser sur le tapis et s’arrêter à ma hauteur. Les battements de mon cœur s’accélèrent. Ma première vision est celle de vos escarpins de satin hauts perchés, à la ligne aiguisée comme une lame, qui finissent votre silhouette longiligne d’un trait d’encre de Chine. La bride de cuir lovée autour du cou de votre pied exhale un univers glamour, sensuel, à la Helmut Newton. Intérieur nuit. Noir et blanc. Papier glacé. Éclair aveuglant des flashes de magnésium. Life. Vogue. Harper’s Bazar. Vanity Fair. Votre cheville devient une taille qu’on voudrait enlacer. La naissance de vos orteils suggère les formes d’un décolleté qui se dessine. La cambrure de votre talon s’expose comme une chute de reins. Esclave de mes fantasmes, victime de ma démesure, je m’incline pour déposer un baiser à la pointe de vos cuissardes vertigineuses. Sur vos mules brodées de perles. Sur vos salomés en cuir rose poudré, criblés de strass.
Vous restez là, debout, impassible. Distante. Je sens votre regard plongeant me dénuder davantage. Le halo de votre parfum se diffuse. Il imprègne la pièce et m’enroule dans son voile. C’est une vague de volupté blanche, douce comme la peau d’un nourrisson. Un incendiaire audacieux à base de magnolia aux effluves rayonnants. Une fragrance lumineuse où viennent se rejoindre et s’affronter en douceur les deux notes puissantes de l’iris et du patchouli. Plus qu’un appel des sens, un éblouissement de l’âme, une attraction magnétique associant les contrastes, les fleuves de lumière, les abîmes de volupté. Le parfum, c’est l’intimité sublimée de la femme. Un jardin secret de fleurs opulentes, d’Orient et de sillages embaumés.
Ma gorge se noue. Une curieuse sensation d’angoisse et de confiance me poursuit. La peur de l’inconnu dans le huis clos d’un boudoir. Celle de devoir exorciser mes conflits intérieurs. Alliée à la douceur apaisante de votre présence. A l’assurance que vous saurez discerner avec délicatesse les pulsions troubles qui me hantent. Rien ne vous est plus agréable que de me laisser imaginer la variété des supplices auxquels je vais être livré. Si j’osais lever les yeux vers le ciel des vôtres, je verrais fuser comme des météores les images les plus folles. Vous vous délectez à vous offrir à mon imaginaire. A feindre de vous donner. A me tenir à distance. Il ne dépend que de vous de hâter mon supplice ou de le faire durer.
Je m’enhardis à laisser mon regard remonter lentement le long de vos jambes interminables, fuselées, aristocratiques, gainées de bas diaphanes. Dépasser la courbe de vos genoux. Tenter de progresser vers l’inaccessible. Vers la naissance de vos cuisses, qui s’élancent sans complexe, sans retenue, sans pudeur. J’en perçois le contour ferme sous l’ourlet de votre jupe. Vous avez eu raison de porter un tailleur. Si la mode est un cri, l’élégance est un murmure. Un état d’esprit. Un sentiment. Le contraire du clinquant. Et puis le noir est indémodable. Sur vous, il conjugue à merveille l’ambivalente duplicité de l’autorité et du charme. La griffe et la caresse. L’acier et le velours.
Dans l’absolu d’une coupe acérée à l’extrême, l’étoffe, tendue sur la rondeur pleine de vos formes tentatrices, laisse deviner la chair lisse d’un corps superbe. Qui se refuse pour mieux se dévoiler. L’échancrure de la féminité. Le piège de la séduction. Le havre de la beauté. Une beauté compulsive. Péremptoire. Minérale. Définitive. Lunaire. Hypnotique. Le vêtement comme seconde peau. Vos seins sont là, tout proches, dressés, épanouis, arrogants. Les femmes ne sont jamais aussi belles que lorsqu’elles se sentent légères, comme si elles ne portaient rien du tout.
Les yeux fermés pour m’imprégner de votre voix, je vous écoute raconter une histoire. Vous savez si bien le faire. Imaginer une scène. Susciter une ambiance. Prolonger mes songes en déclinant les vôtres. Franchir les grilles d’un palais mystérieux. Traverser des salons déserts. Glisser dans les ténèbres des couloirs. Ouvrir un à un les tiroirs à secret de mes fantasmes. Renaître dans un coupé-collé de rêves. Dans des nuées d’aurore. La magie est là, en apesanteur.
Transgressant les interdits dans la célébration du double jeu, vous réapparaissez, divine, dans un fourreau aux éclats d’argent, réchauffé d’une étole de zibeline. La Dame de Shanghaï. Hollywood. Jean Harlow. Gloria Swanson. Avec ses lamés étincelants, ses araignées de strass posées sur l’épaule, ses boléros d’oiseau de nuit en plumes, ses éventails feuilletés de satin, ses paletots de cygne blanc, ses bustiers-armures portés comme des bijoux, ses rivières de diamants, ses cascades de perles, ses larmes de cristal, ses broderies de poussière de jais et ses transparences de mousseline couleur chair. Dramatisant votre style, un fume-cigarette infini et une paire de gants opéra en paillettes sur résille, façon Gilda, peaufinent votre allure jusqu’au bout des ongles.
Chaud-froid d’extravagance et de simplicité. Fondu enchaîné de distinction et d’audace. Vous avez l’art de mélanger les contraires, d’entretenir le trouble et la confusion, en blouson de python rose, en décolleté bénitier ouvert sur un soutien-gorge de dentelle noire, en veste de biker à empiècements fluo, en kimono de soie ivoire, en tunique d’amazone en crocodile surjeté d’organza, en mini short en vinyle rouge sang, en débardeur de nylon transparent. Bracelets de cuir, serre-taille, guêpière, porte-jarretelles, corset. Votre taille s’étrangle. Vos reins se creusent. Vos hanches s’élargissent. La pression du busc fait saillir vos seins, parés de mouches qui accentuent leur blancheur. J’entends siffler les lacets et les lanières. Dans un pantalon-bottes à talons aiguilles en agneau plongé noir, vous êtes Anne-Marie, la maîtresse d’Histoire d’O. Vos cheveux d’ébène brillent comme s’ils étaient huilés.
La pénombre m’inspire des présences fantomatiques, ennuagées de tulle, effleurées de taffetas de soie et de latex écarlate. Comme dans un montage accéléré, où Lara Croft de « Tomb Raider » partagerait l’écran aux côtés de la Marquise de Merteuil des « Liaisons dangereuses », le film défile par saccades. La chaleur palpite contre mes tempes et la tête me tourne. C’est le moment que vous attendiez pour resserrer votre toile. Pour vous pencher et relever mon menton du bout de vos doigts fins. Pour me faire succomber. Arrêt sur image. Ombres chinoises. Nos bouches se rapprochent. Nos regards se croisent. Se mesurent. S’échangent des paroles muettes. Glissements progressifs du plaisir. Insensiblement votre voix se fait plus douce. Je suis fasciné par vos lèvres qui s’entrouvrent et se referment comme un coquillage nacré. Bruissement cristallin. Impressions chuchotées. Petite musique de nuit. Ne dites rien. Les mots sont inutiles. Nous communions par la pensée. Vous lisez en moi comme dans un livre ouvert. Je vous vois tourner les pages. Rien ne vous échappe.
Il ne reste plus maintenant, dans le clair-obscur, qu’une tache de lumière. Qu’une frange de cheveux blonds illuminant votre visage comme un diadème d’or. Les pommettes saillantes, le regard perçant. Une étincelle de provocation. Une lueur de défi. L’esquisse d’un sourire. Un soupçon d’insolence. Stéphane Audran dans « La femme infidèle ». Le mystère d’une âme que je devine si proche, au fond du lagon transparent de vos deux grands yeux verts.
Votre image me tient et me torture comme un cauchemar. J’ai sur les lèvres le goût de vos baisers, et la caresse de votre chair sur la peau. Je lutterai jusqu’au bout. Jusqu’à ce que mes dernières résistances finissent par céder et que, dans un vertige de paillettes dorées sous mes paupières closes, vaincu, je m’abandonne à vos pieds. »
……………..
Un silence épais s’est installé dans la pièce. Lady Alexandra replie lentement les feuillets, le regard dans le vide. Un léger toussotement de sa soubrette la tire soudainement de son rêve intérieur.
- Dis-moi, Béatrice, cette lettre, tu ne l’as pas lue, bien sûr ?
- [Rougissante] Oh non, Madame, je ne me serais pas permise ! Vous savez qui l’a écrite ?
- J’ai beaucoup d’admirateurs, tu sais !
- Oui, Madame, mais là, c’est plus qu’un admirateur, c’est sûrement quelqu’un qui vous aime !
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