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Béatrice ou l'éducation d'une jeune soubrette
Madame,
Voilà maintenant plusieurs semaines que vous nous avez quittés pour aller vous reposer dans le midi de la France. Je crois comprendre que vous avez l’intention de vous installer chez votre fille et d’y demeurer le temps nécessaire à votre complet rétablissement.
Les lettres de recommandation que vous avez rédigées à mon intention avant de partir me seront certainement utiles. Je vous en suis très reconnaissante. Elles devraient m’aider à trouver rapidement une nouvelle place dans une bonne maison.
En attendant, c’est surtout votre absence qui me pèse. Wish you were here. Depuis quelques semaines déjà, le château est devenu bien vide et triste sans vous. George est parti. Blandine ne va pas tarder. Mon tour suivra lorsque j’aurai fini de boucler mes affaires. Avant mon départ, cependant, je voudrais vous marquer mon immense gratitude pour tout ce que vous avez fait pour moi. Quoi qu’il arrive dans l’avenir, il faut que vous sachiez que je ne vous oublierai jamais et que vous resterez toujours très présente dans mes pensées.
Peut-être n’en avez-vous pas conscience mais cela faisait un peu plus de dix ans que j’étais employée à votre service. On ne voit pas le temps passer. Eh oui ! Vous m’avez reçue pour un premier entretien d’embauche en janvier 1998. Pour moi, c’est comme si c’était hier. C’était un vendredi. J’étais dans mes petits souliers. Et tellement émue que j’ai même réussi le tour de force de me présenter en retard à ma convocation. L’entretien lui-même s’est plutôt bien déroulé. Je me souviens surtout de ce que vous m’avez dit à la fin : « Béatrice, j’attends beaucoup de toi, ne t’avise pas de me décevoir… »
Dix ans après ce jour mémorable, j’espère avoir tenu mon engagement. Oh bien sûr, je dois reconnaître que j’ai commis beaucoup de bêtises, comme une enfant espiègle et impatiente de découvrir la vie. Je l’ai même parfois fait délibérément. Car sans que j’en aie eu toujours conscience, il me fallait, d’une façon ou d’une autre, trouver un moyen pour attirer votre attention. Pour me faire remarquer. Même si je devais ensuite le payer au prix fort. Vos corrections sonnaient pour moi comme des récompenses.
Vous avez tenu un rôle majeur dans mon éducation. Vous m’avez appris à devenir une femme. Je vous dois tout. Les bonnes manières, l’élégance, la classe, le raffinement. Il me suffisait de vous écouter ou de vous observer pour comprendre. Comprendre comment m’habiller correctement, porter des talons hauts, marcher à petits pas, revêtir un corset, enfiler une paire de bas ou de gants d’opéra, nouer délicatement les rubans empesés de mon tablier blanc, me maquiller ni trop ni trop peu, juste ce qu’il fallait pour vous faire honneur et pour allumer la flamme du désir dans le regard de vos invités. Grâce à vous, ma personnalité s’est progressivement affermie. J’ai appris à mieux me connaître.
Au fil du temps, je crois pouvoir affirmer qu’un lien de complicité très étroit et chaleureux s’est noué entre nous. Je vous admirais. Je vous enviais. Plus que ma maîtresse, vous étiez devenue ma référence. Mon modèle. Un modèle de beauté absolue. Auquel vous ajoutiez des qualités d’intelligence, de finesse, de psychologie, de générosité, d’humour… Vous avez occupé dans mon cœur une place à part. Je peux bien vous l’avouer maintenant, mais vous l’aviez deviné, je suis tombée amoureuse.
Comment aurait-il pu en être autrement ? Vous ne pouviez pas vous passer de moi comme je ne pouvais pas me passer de vous. Je participais à toutes vos fêtes. Des petites réceptions entre intimes autour d’une coupe de champagne jusqu’aux grandes soirées dans des endroits magnifiques, les défilés de mode, le strass, les paillettes, les séances chez les grands photographes. Vous m’avez habillée comme une princesse. Notre couple fonctionnait à merveille, chacune mettant l’autre en valeur et réciproquement. Un clin d’œil ou un simple regard suffisait. Nous n’avions pas besoin de parler pour nous comprendre. Vous lisiez en moi comme dans un livre.
Je vous suis infiniment reconnaissante pour les dix années que j’ai passées à votre service. Vous m’avez beaucoup donné. Et sans doute encore plus que vous ne pouvez l’imaginer. J’ai fait tout mon possible pour vous le rendre. Pleinement consciente du merveilleux cadeau que vous m’offriez par votre présence attentive et chaleureuse à mes côtés. Je vous remercie du fond du cœur pour tous ces moments intenses. De complicité, d’enthousiasme, de trouble, de fantaisie, de partage, de fous-rires, de rêves, de plaisir, de compréhension, de délicatesse…
Maintenant que vous êtes partie, je sens que mes pensées ne pourront plus vous quitter. Paradoxalement, la séparation, au lieu de nous éloigner, nous rapprochera au contraire. Loin des yeux, près du cœur. Sans pouvoir m’en empêcher, je continuerai à lever les yeux vers vos fenêtres, là-bas, de l’autre côté de l’avenue. Et je serai heureuse quand je verrai les volets relevés. Rassurée de vous croire encore là. Prête à me faire monter au neuvième ciel. A dérouler le tapis rouge.
Car ce que nous étions l’une pour l’autre, nous le serons toujours. Je vous donnerai le nom que je vous ai toujours donné. Je parlerai de vous comme je l’ai toujours fait. Et lorsque j’éprouverai de la peine à exprimer ce que je ressens, vous saurez poser des mots sur mes silences.
Je vous écrirai comme avant. Je vous ferai connaître. Par l’écriture, vous vous trouverez associée à tout ce que je vis. Par elle aussi, je perpétuerai votre souvenir. Mes textes rappelleront ce que nous avons fait ensemble. Ils inventeront aussi ce que nous aurions pu faire. Parfois les choses les plus réelles ne se passent qu’en imagination. Vous continuerez à m’inspirer la spontanéité de nos dialogues. J’en testerai d’abord les termes à voix haute avant de les porter sur le papier. Comme si je nous entendais les échanger encore. Avec, enfouie précieusement au creux de mon oreille, la petite musique ensoleillée de votre accent toulousain.
Vos photos seront là pour témoigner de votre élégance et de votre beauté. Singulière et plurielle. A l’image de tous ces personnages que vous avez incarnés. Et que vous réussissiez à animer avec un naturel extraordinaire. Celles et ceux qui vous ont connue prendront plaisir à les revoir. Les autres auront la chance de les découvrir à leur tour.
Alors pourquoi faudrait-il adopter un air triste, solennel, ou même gêné, en évoquant votre nom ? Je brosserai au contraire votre portrait sous les traits de la femme que vous étiez vraiment. Une femme joyeuse et pétillante de vie. Je continuerai à rire de ce qui nous faisait rire. Avec vos amis, nous célébrerons votre souvenir avec le ton juste qui convient, pour le plaisir de nous rappeler les moments agréables passés ensemble et pour prendre la mesure de tout le bien que vous nous avez apporté. Votre plus grande joie serait sans doute de nous savoir tous réunis autour d’une bonne table en votre nom.
Votre vie se projettera, disparaitra et renaitra. Tels ces feux de Bengale qui, après s’être élevés au plus profond de la nuit et avoir explosé en une pluie d’étoiles, s’éteignent et se taisent pour, peu de temps après, ressusciter en un crépitement inondant le ciel de gerbes multicolores.
La vie change mais ne disparaît pas. Le fil n’est pas coupé. J’ai confiance. Je sais que je vous reverrai un jour. Nous avons encore tant et tant de choses à nous dire.
Je vous embrasse avec beaucoup d’émotion et de tendresse.
Béatrice
9 juin 2008
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Merci à vous de perpétrer son souvenir...
j'adore
En lisant ce vibrant, sincère et émouvant hommage à votre sublime Maitresse, on ne peut que saluer et applaudir, discrètement, votre immense travail de mémoire. Rester fidèle à une personnalité et faire re-partager les moments forts de sa présence est l'exercice le plus diificile pour tout écrivain. Et votre plume vous honore.
Bravo et encore merci beaucoup de nous faire revivre ces instants.
Respectueusement. Mac-Miche.