Partager l'article ! (52) Je reconnais devant mes frères...: La chapelle de Glendale était située aux confins de la propriété, dans la direction de Rutherford, ...
Béatrice ou l'éducation d'une jeune soubrette
La chapelle de Glendale était située aux confins de la propriété, dans la direction de Rutherford, à l’orée d’une grande hêtraie qui la dissimulait partiellement aux regards. On y accédait par un petit chemin en terre serpentant le long d’une pièce d’eau. Son aspect extérieur en brique d’inspiration flamande, un peu austère, n’incitait pas de prime abord à la visite mais il fallait oser franchir le portail d’entrée pour en apprécier l’élégance et le raffinement. On découvrait alors un édifice exceptionnel, empreint d’une subtile harmonie de demi-teintes que venaient égayer la légèreté des stucs, les dorures des rechampis le long des boiseries, et la grâce attendrissante d’angelots joufflus, posés sur le haut des corniches comme une guirlande d’hirondelles.
De génération en génération, la famille Ashley s’était fait un devoir de l’entretenir et d’y célébrer des offices. Elle assistait à ceux de Noël et de Pâques en présence du personnel du château au grand complet et de quelques habitants des environs. Plus récemment, Lady Alexandra avait demandé que l’on y fêtât également la Sainte Anne, le 26 juillet. A cette occasion, Andrew, le jardinier, avait pris l’habitude de déposer d’immenses gerbes de delphiniums bleus et de lys odorants au pied de sa statue.
Personnellement, je l’avais découverte un jour et un peu par hasard, alors que je m’étais éclipsée discrètement dans le parc. Havre de fraîcheur à l’écart de l’agitation trépidante du château, des ordres incessants de Madame, et des assiduités insupportables de George, j’appréciais de m’y retrouver au calme, dans une sorte de quiétude apaisante. Des souvenirs enfouis depuis l’enfance me remontaient alors à la mémoire. Ma première communion en robe d’organdi, ruchés et dentelles, avec un voile descendant jusqu’au sol, des bas de soie, une aumônière brodée contenant un chapelet, des souliers vernis et une couronne de roses. Somptueuse et vulgaire. Une robe de petite mariée. Ou de petite pute. Au choix.
Au-dessus du buisson lumineux des cierges votifs, mon attention était retenue par les détails du retable du maître-autel illustrant le tribunal du jugement dernier, entre l’oasis du Paradis et les flammes de l’Enfer, ou par les tableaux en clair-obscur représentant les saints martyrisés des premiers temps, veillés par des vierges porteuses de flambeaux, gisant nus, la peau livide, marquée de coins d’ombre ou au contraire impudiquement accentuée par la lumière grasse et jaune des bougies. Je me sentais observée par le regard insistant et muet des statues polychromes. Celle de Saint Sébastien, en particulier, éphèbe dévêtu, lié à un arbre et transpercé de flèches, instillait en moi une sorte de plaisir trouble. En ce temps-là, les photographies de Pierre et Gilles n’existaient pas encore.
Il ne m’était jamais venu à l’esprit que je pourrais un jour fréquenter ce lieu autrement qu’à l’occasion de mes escapades estivales. Mais Lady Alexandra voyait sans doute les choses différemment. Elle aborda le sujet un matin, l’air de rien, alors que je passais le plumeau sur les meubles du grand salon. Sans doute estimait-elle que j’avais besoin des conseils d’un directeur de conscience. L’aumônier attaché au château saurait certainement m’écouter et, ajoutait-elle de son regard intense qui me mettait parfois mal à l’aise, « me tenir par la main pour m’éviter de trébucher sur le chemin caillouteux de la vie. » Je pouvais lui accorder toute ma confiance. Il était également son confesseur et son conseiller spirituel. Un homme dont la présence discrète avait été pour elle un gage de soutien en toutes circonstances, singulièrement lors de la disparition tragique de son mari, Lord Ashley, il y a quelques années.
Il s’appelait Jonathan Bartholomew Wilkinson. Du moins était-ce son nom officiel et complet car avec l’usage, Lady Alexandra ne l’appelait plus que par ses initiales - J. B. - comme s’il faisait en quelque sorte partie de la famille, ou disons mieux, du petit cercle des habitués du château. Dans l’esprit de ma maîtresse, un château n’avait aucun sens sans sa chapelle, et une chapelle sans le chapelain qui allait avec. Une question de logique autant que de standing.
De taille moyenne, costaud comme un demi de mêlée, doté d’un cou de taureau et d’un embonpoint qui n’aurait pas déparé au sein d’un monastère, il était de ce type d’hommes couleur muraille qui apprécient l’anonymat derrière l’écran de leurs lunettes teintées. Le chapelain un peu caricatural, dégarni sans être complètement chauve, simple de mise, discret comme son ombre, plutôt taiseux, presque ordinaire.
Je n’ai jamais su dans quelles conditions Lady Alexandra avait fait sa connaissance ni compris la nature exacte des relations qui les unissaient. Mais leur complicité éclatait comme une évidence. On aurait même pu les croire soudés par une sorte de pacte secret. A l’image d’un vieux couple, ils avaient d’ailleurs leurs petites habitudes. Comme celle de sacrifier chaque année à une « retraite » sur le continent, quelque part au sud de la Loire, au fin fond de la Lozère, « in the middle of nowhere ».
Je me souviens en revanche parfaitement de notre première rencontre. A force d’insister, ma maîtresse m’avait finalement convaincue d’aller me confesser. Un moment certes difficile à passer sur le coup, affirmait-elle, mais qui valait bien la sensation de soulagement et de réconfort qui s’ensuivrait. Puisque j’y étais donc vivement encouragée et qu’il m’aurait fortement déplu de ne pas la satisfaire, je pris sur moi de me rendre à la chapelle afin de le rencontrer.
La scène restera longtemps gravée dans mon esprit. Il faisait très beau ce jour-là. Nous étions en septembre. Le soleil jouait dans les feuillages. Traversant la rosace du transept, un rayon oblique faisait papillonner ses ocelles colorés sur le dallage de pierre. A genoux dans la pénombre du confessionnal, les mains jointes, les coudes posés sur la tablette de bois épais, le rideau de velours rouge tiré derrière moi, j'avais du mal à contenir mon impatience.
Il arriva enfin, troublant le silence de son pas rapide le long des travées, et soupirant, comme contrarié par un événement imprévu. Aux craquements sinistres signalant son installation dans le compartiment central, de l’autre côté de la cloison, succéda aussitôt l’ouverture du guichet carré et l’apparition de son visage derrière les croisillons. Un visage énorme, impressionnant, presque déformé, penché sur moi à quelques centimètres, dont les contours s’affinèrent progressivement au fur et à mesure que je m’habituais à l’obscurité ambiante. J’entrevis le luisant du tissu noir de sa soutane et les mouvements de ses mains pâles. Lisses comme des mains de femme.
A ce qui me parut être une prière introductive à peine murmurée, succéda une interminable période de silence. Enfin, il fit un signe de croix et brisa la sérénité des lieux.
- Je vous écoute, mon enfant.
L’espace d’un instant, une envie irrésistible me saisit de prendre mes jambes à mon cou et de m’enfuir au plus vite. Mais j’étais comme clouée sur place, paralysée. Les mots restaient coincés au fond de ma gorge.
- Mon père, je… ça fait très longtemps que je… j’aurais dû… j’ai… comment vous dire… j’ai commis beaucoup de fautes.
Son visage continuait de me fixer intensément mais avec indulgence, à l’image du timbre de sa voix, onctueux, velouté, incitant à la confidence et à l’aveu.
- La confession est un aliment pour l’esprit, on s’affaiblit et on perd ses défenses si l’on s’en prive trop longtemps.
Le silence se poursuivait. Je compris qu’il était trop tard pour reculer.
- Eh bien, voilà, comme je suis très gourmande, il m’arrive fréquemment d’aller faire un petit tour du côté des cuisines. Je profite de ce que Louise, la cuisinière, est occupée à ses fourneaux pour lui emprunter un morceau de sucre ou un macaron. Il n’y a pas si longtemps, j’ai même réussi à dissimuler un pot de confiture de groseille sous mon tablier.
En fait, après y avoir réfléchi, j’avais échafaudé une stratégie simple qui consistait à commencer par m’accuser d’une série de forfaits anodins, de peccadilles insignifiantes, afin de tâter le terrain et de tester les réactions de mon confesseur. En y mettant un peu de conviction, en prenant l’air désolé, avec juste ce qu’il fallait d’émotion dans la voix, peut-être se satisferait-il de ces aveux innocents. Je pourrais ainsi m’en tirer à bon compte. Mais comme il continuait à rester muet, les paupières closes, semblant attendre la suite, je poursuivis.
- Et puis, j’adore me parfumer. Alors l’autre soir, je n’ai pas pu résister, je suis entrée dans la salle de bains de Madame, j’ai saisi son flacon de Shalimar en haut de l’étagère et je m’en suis appliquée un peu derrière l’oreille. Oh pas beaucoup, presque rien, juste une goutte, pour imiter Madame quand elle se prépare pour sortir.
J.B. ne bougeait pas, les yeux fermés, concentré, accueillant ma confession avec la plus extrême attention, soupesant intérieurement chaque mot. J’ai trouvé qu’il en faisait beaucoup, que jusque-là, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat, et qu’il n’avait encore rien entendu. J’ai donc continué.
- Quand je sais que Madame s’absente pour plus longtemps, je vais fureter dans son boudoir, j’ouvre les armoires pour admirer ses robes, je tire les tiroirs de sa commode et j’examine sa lingerie, impeccablement rangée dans des cases individuelles. Les corsets et les soutiens-gorges d’un côté, les petites culottes et les strings de l’autre. Séparément des culottes fendues.
- Des culottes fendues ?
Cette information, apparemment, n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Il décroisa les genoux et se redressa sur son banc, pressentant que des détails croustillants allaient suivre. Son œil rond s’ouvrit fixement comme celui d’un hibou. Il s’attarda longuement sur ce que le col ouvert de mon chemisier pouvait lui laisser entrevoir à travers la grille. J’eus l’impression que je commençais à l’intéresser.
- Ben oui, vous n’en avez jamais vu ?
Conscient du piège que je lui tendais, il se contenta de soupirer, de baisser les paupières et de reprendre sa position de méditation. Je pouvais lire dans ses pensées.
- Vous voulez dire fendues par-devant et par-derrière ?
Fugitivement, sa voix avait insisté sur le « et », comme si cette précision revêtait une importance capitale dans son esprit. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’interroger. Confesseur, d’accord, mais il en posait tout de même des drôles de questions. Pas très net et même pervers que cela ne me surprendrait pas. Plutôt du genre à couper l’extrémité de ses poches de pantalon pour s’astiquer le poireau en douce.
Alors, histoire de rigoler un coup, j’en ai rajouté en répondant d’une voix neutre, délibérément privée de toute nuance de sentiment.
- Ça dépend, il y en a qui sont fendues seulement par-devant mais la plupart sont fendues des deux côtés.
- Tant qu’à faire !
Là, je me suis dit que le doute n’était plus possible et que je me trouvais en présence d’un gros vicelard. Autant reconnaître tout de suite que je faisais fausse route en continuant à lui distiller mes secrets à la guimauve, mes histoires de macarons et de pots de confiture dégoulinantes de niaiserie. Ce qu’il attendait, c’était du costaud, du solide, du « hard ». Eh bien, il allait être servi. Avec moi, il ne serait pas déçu. Avec toute l’innocence dont j’étais capable, je me ferais un plaisir de lui balancer des aveux croquignolets jusqu’à ce qu’il ait de la buée sur ses lunettes. On allait voir ce qu’on allait voir, je finirais bien par le faire craquer.
- N’avez-vous pas aussi péché contre la pureté ?
Ben voyons, j’en étais sûre, il n’y avait que ça qui l’intéressait. Nous étions maintenant au cœur du sujet. Il fallait que je sorte le grand jeu. Aussi ai-je marqué un léger temps d’arrêt en m’agitant sur mon siège pour manifester ostensiblement mon trouble, et puis j’ai serré très fort mon mouchoir au creux de mon poing tout en coupant ma respiration jusqu’à sentir mes joues devenir écarlates. Comme si j’hésitais à avouer quelque chose qui me coûtait beaucoup.
- Je… je… je me masturbe…
- La masturbation n’est pas seulement un péché contre la pureté, elle est surtout un acte d’égoïsme parce qu’elle nous enferme en nous-mêmes. Vous y adonnez-vous souvent ?
- Oui, tous les jours et même…
- Continuez, ma fille, libérez votre conscience, je suis là pour tout entendre, le meilleur comme le pire. Vous savez, bien souvent c’est la mauvaise honte qui paralyse les bons sentiments.
- … plusieurs fois par jour !
- Mais à chaque fois, le remords vous assaille, vous vous sentez coupable !
- Pas du tout, j’adore ça ! C’est super agréable. Quand j’ai un petit moment de libre, cela me change les idées. Une vraie détente. Et puis mes mains sont beaucoup plus agiles que celles d’un homme. Je connais parfaitement les replis de mon corps et les caresses qui me font jouir.
Plutôt satisfaite de cette brillante entrée en matière destinée à le mettre en appétit, j’ai relevé les yeux. Apparemment, j’avais atteint mon objectif. Son visage m’est apparu sensiblement plus rouge qu’au début. J’aurais juré qu’il m’imaginait en train de prendre mon plaisir.
- Et vous pensez à quoi dans ces moments-là ?
- Vous voulez vraiment savoir ?
- Oui.
- Ça dépend. La dernière fois, par exemple, je faisais l’amour à cheval. J’étais entièrement nue. Je chevauchais à cru un splendide étalon et je tentais à grand peine de distancer un cavalier qui me poursuivait sans relâche. En entendant le martèlement des sabots de sa monture, j’ai senti qu’il gagnait du terrain. Il a fini par se stabiliser à ma hauteur et à me forcer à ralentir l’allure en s’emparant de mes rênes. Ma tête s’est mise à tourner. A ma course folle au milieu des landes, à la chaleur de la bête entre mes jambes, s’ajoutait maintenant le contact chaud de ses mains sur ma peau. Mon désir s’exacerbait. J’avais le cœur battant. Mon corps s’est raidi d’envie tandis que mon cheval se cabrait en hennissant. L’homme s’est montré plus pressant. Son souffle a parcouru ma nuque. Nos bouches se sont cherchées avidement pour se rejoindre en un baiser fougueux. Nos lèvres humides se mordillaient. Nos langues se léchaient. J’ai fermé les yeux. Nous avons roulé au sol. Je me suis retrouvée sur le dos, les cuisses grandes ouvertes….
A cet endroit précis de mon récit, j’ai freiné à mort et j’ai laissé tomber un silence interminable. Comme si le temps s’était brusquement arrêté et que je revivais intérieurement la scène. Comme si ma pudeur m’interdisait d’en dire davantage. Comme si je m’apprêtais à avouer la plus scabreuse des obscénités. J’ai porté mes mains à mon visage. Moins pour feindre un sursaut d’émotion que pour épier sa réaction entre mes doigts. Son cou était tendu en avant. Et le reste peut-être aussi. Manifestement, mon histoire l’intéressait au plus haut point.
- Et après ?
- Après ? Mon réveil a sonné. Il était 6 heures. Je me suis levée en quatrième vitesse. Madame n’aime pas que je les domestiques se présentent en retard à l’office.
Paf ! C’était bien fait pour lui ! Je l’ai vu grimacer de dépit comme si la bobine du film avait brusquement sauté, que l’écran était devenu noir et que les lumières de la salle s’étaient rallumées.
Avec moi, il n’avait pas fini d’en voir de toutes les couleurs……
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Les illustrations l'accompagnant sont très jolies et suggestives!
Bref, quelques instants délicieux à vous lire...
Cordialement.
Merci pour vos commentaires. Je dois avouer que j'ai bien ri aussi en imaginant cette chute, qui me permet de ménager le suspense pour la suite. Car, vous pourrez le constater dans les prochains épisodes, la confession de Béatrice est loin d'être terminée !
Cordialement,
Béatrice