Béatrice ou l'éducation d'une jeune soubrette
Béatrice parlait peu de ses années de pensionnat en Angleterre, non pas parce que cette expérience ne l’avait pas marquée mais bien au contraire parce qu’elle avait laissé en elle des traces profondes, indélébiles, qu’elle aurait aimé pouvoir refouler à tout jamais dans les abîmes de son passé. Toutefois, elle avait beau faire, les images remontaient inexorablement à la surface et venaient à intervalles réguliers hanter ses nuits à Glendale. Lady Alexandra tentait alors de la consoler et lui prêtait une oreille attentive.
L’institution St Mary’s Hall, située à Sevenoaks dans le Kent et dirigée par les sœurs du Christ Rédempteur, était spécialisée dans l’éducation des jeunes filles de bonne famille. Celles destinées à arriver vierges au jour de leur mariage mais riches de connaissances suffisantes pour leur permettre d’accéder au rang d’épouses obéissantes, de mères attentives et de maîtresses de maison irréprochables.
Béatrice était orpheline et c’est sa tante Antoinette qui, faute de pouvoir s’occuper d’elle personnellement à Pithiviers où elle vivait, l’avait expédiée Outre-manche et confiée à cet honorable établissement, persuadée que les méthodes d’éducation anglaises, garantes de résultats inégalés, ne tarderaient pas à manifester leur influence bénéfique sur le caractère fantasque de sa nièce. A plus long terme, espérait-elle, si cette dernière savait saisir sa chance, elle pourrait rencontrer un beau parti et s’établir en vue de couler une vie agréable, à l’abri du besoin, chérie par un mari fortuné et entourée d’une famille nombreuse.
Au tout début, Béatrice vécut cet exil comme une rupture pénible. Rien de commun, en effet, entre ses premières années de scolarité en France et les dures réalités d’un collège britannique. La transformation de son prénom en « Josie », censée lui donner une consonance plus locale et faciliter son assimilation au sein du groupe, ne fit qu’aggraver les choses. Elle resta pendant longtemps l’étrangère, la petite Française, « Froggy Josie », celle dont on se moquait pour le moindre prétexte. Tenue à distance, son isolement s’accentua et elle se mit à ressentir plus durement encore la solitude de sa nouvelle prison, à l’abri des hauts murs de Hillsboro Lane.
A force de volonté, cependant, et parce qu’il fallait faire, quoi qu’il lui en coûte, contre mauvaise fortune bon cœur, elle réussit à s’adapter tant bien que mal à sa nouvelle vie. Une vie tranquille, feutrée et régulière, ponctuée par le tintement de la cloche à l’heure des cours et des offices religieux. Elle ressentit avec étonnement des sensations nouvelles. L’odeur rassurante de la cire des parquets, le contact rêche des grands draps de métis, la senteur tenace d’encens refroidi, de vieil or et de grains de buis. Elle découvrit le poli sévère des marbres de la chapelle, le chatoiement des rayons du soleil à travers les vitraux, l’étincellement des étoles brodées et le bruissement soyeux des chasubles. A la longue, elle finit même par se laisser séduire par la sonorité dépaysante des cantiques en latin, la pureté angélique des chœurs et le grondement tumultueux des orgues.
Les confessions hebdomadaires étaient obligatoires. Elles se déroulaient dans le secret du bureau du Père Christopher Huxley. Grand et bien bâti, la trentaine avantageuse, l’aumônier du collège n’avait pas mis longtemps à comprendre le parti qu‘il pouvait tirer de son statut de mâle dominant dans un environnement exclusivement féminin, qu’il s’agisse de la petite communauté des religieuses dévouées corps et âme à sa personne ou de l’essaim des collégiennes innocentes et dociles autour desquelles il avait tissé sa toile, faisant peser de tout son poids son autorité de directeur des consciences. Vu l’âge de ces demoiselles et de leur inexpérience, il était de son devoir, déclarait-il bien haut, de leur enseigner les « choses de la vie » afin de les mettre en garde. Le renard dans le poulailler. Un renard qui pouvait évoluer en toute liberté dans la basse-cour, repérer ses proies et les attirer à lui sans vergogne lorsqu’il lui plaisait de satisfaire ses envies. Sans doute parce que son physique ne passait pas inaperçu, peut-être aussi en raison de sa qualité de française qui la rendait plus désirable encore, « Josie » était convoquée plus souvent qu’à son tour dans le bureau de l’aumônier pour des examens de conscience approfondis immanquablement accompagnés de caresses équivoques et d’autres jeux interdits auxquels elle ne pouvait se soustraire. Car ce pervers aux mains baladeuses n’aimait rien tant qu’imposer à ses élèves les pénitences les plus humiliantes afin, déclarait-il, de les détourner du péché. Il leur faisait ainsi régulièrement donner les verges en sa présence par une jeune novice ou il les contraignait à rester allongées nues et attachées les bras en croix toute une nuit sur les dalles glaciales de la chapelle.
En classe, les résultats de Béatrice lui valaient des notes supérieures à la moyenne, notamment en littérature, pour peu qu’elle fît quelques efforts, mais sa pensée était le plus souvent ailleurs et sa conduite désastreuse. On blâmait son insolence. On réprouvait ses liens équivoques d’amitié avec des élèves plus jeunes, entretenus la nuit venue au feu d’ardeurs maladroites dans l’intimité des dortoirs. Au demeurant, si sa vivacité d’esprit et son intelligence ne faisaient aucun doute, ces qualités étaient clairement tendues vers des occupations plus ludiques qui l’intéressaient davantage : les papotages continuels avec Ruth Lessing, sa meilleure amie, les courses dans les escaliers, les combats à coups de polochons, les batailles rangées de petits pois au réfectoire et la chasse effrénée aux garçons à l’occasion des promenades dominicales.
Au sein du corps enseignant, composé exclusivement de femmes, l’une des plus exigeantes était Rosemary Barton, professeur de sciences naturelles, dont la tenue stricte - tailleur anthracite et cheveux blonds relevés en chignon sur la nuque - trahissait un caractère énergique et volontaire. Habituée à mater les fortes têtes, Miss Barton n’avait eu aucun mal à repérer Josie, l’agitatrice principale, la fauteuse de troubles, et l’avait naturellement prise en grippe dès le premier cours, en raison du mauvais exemple qu’elle donnait en permanence. Mais il en fallait sans doute beaucoup plus pour tenter de la déstabiliser vraiment. S’il y avait, en effet, quelque chose sur lequel elle savait se montrer inflexible, c’était bien les questions de discipline. Les châtiments corporels, dûment énumérés dans le règlement intérieur de l’établissement et gradués selon une sorte de barème en fonction de la gravité des fautes, étaient intimement mêlés à la vie quotidienne des élèves. Miss Barton ne manquait pas d’en faire usage, toujours à bon escient, mais à intervalles rapprochés dans le cas précis de Josie, qui se souciait au demeurant comme d’une guigne des cours de biologie en général, de l’appareil génital des souris, de l’anatomie de la sauterelle ou du système oculaire du mouton en particulier.
En matière de punition, la spécialité de Miss Barton était la fessée déculottée à mains nues devant toute la classe. Ce traitement était réservé aux cas d’inconduite notoires. Elle interrompait alors subitement sa leçon pour conférer à l’évènement une solennité inhabituelle car dans son esprit, seule une mise en scène théâtrale était de nature à renforcer le sentiment d’humiliation en public et à marquer durablement les consciences.
- Encore vous, « Mademoiselle » Roussel !
Le « Mademoiselle », prononcé en français avec un fort accent, éclata comme un coup de tonnerre dont l’écho résonna jusque dans le couloir. Josie sut immédiatement à quoi s’en tenir. Miss Barton remonta calmement les marches qui surélevaient son bureau, contourna celui-ci et empoigna la chaise qui s’y trouvait pour l’installer bien en vue au milieu de l’estrade, de profil afin que, le moment venu, l’anatomie de la victime soit franchement exposée et que les élèves, où qu’elles soient assises, ne puissent rien manquer du spectacle qui allait suivre. Un profond silence emplit la salle. C’est comme si les trois coups venaient d’être frappés et que le lourd rideau de velours cramoisi allait s’ouvrir d’une minute à l’autre. Ménageant ses effets, le professeur s’assit lentement, se cala confortablement contre le dossier, rajusta la veste de son tailleur et se tournant vers Josie, lui fit signe d’approcher en la toisant sévèrement du regard.
Celle-ci, les joues colorées et les yeux baissés, s’exécuta le plus lentement possible, comme si elle cherchait par tous les moyens à retarder le commencement de l’épreuve. Elle gravit les marches une par une et vint se planter devant Miss Barton. Celle-ci lui donna l’ordre d’enlever sa veste d’uniforme et de la poser sur son bureau. Josie portait sa petite jupe courte écossaise ainsi qu’un chemisier en oxford blanc impeccable, égayé par une cravate à rayures aux couleurs du collège, orange vermillon et violet aubergine.
- Baissez votre culotte !
Elle trouvait plus humiliant pour les élèves de devoir s’infliger cette vexation plutôt que de s’en charger elle-même. Le feu aux oreilles, les tempes palpitantes, Josie fit disparaître ses mains sous sa jupe de chaque côté et, introduisant ses doigts sous l’élastique, descendit sa culotte jusqu’à mi-cuisses, s’efforçant de les tenir légèrement écartées afin d’empêcher celle-ci de tomber sur le plancher. Ensuite et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, elle se retrouva basculée en avant, un bras étroitement enroulé autour de sa taille, le postérieur cambré, les pieds au-dessus du sol et la tête pendante. Enchaînant ses gestes avec précision, Miss Barton rentra le bas de sa jupe sous sa ceinture afin de dégager au maximum ses reins. Seuls ne dépassaient plus maintenant que les pans fraîchement repassés de son chemisier. Elle fit glisser la petite culotte plus bas, au niveau de l’articulation des genoux. Josie serra les dents en prenant conscience de sa posture impudique et du spectacle qu’elle offrait, exhibée face à toute la classe, comme une fillette de douze ans. Les yeux fermés, elle eut fugitivement l’impression que sa tante Antoinette se tenait à ses côtés, ravie de la retrouver dans un état dont elle l’avait si souvent menacée (« Attends un peu, ma fille, tu riras beaucoup moins quand je t’aurai envoyée en Angleterre ! »). Le bras du professeur s’éleva puis resta suspendu en l’air.
- J’attends, mademoiselle...
Celle-ci, interloquée, se retourna avec peine sur le côté pour élucider le sens de la question. Qu’attendait-elle au juste ? Fallait-il qu’elle lui présente à nouveau des excuses ? Ou bien qu’elle lui promette une fois encore qu’elle ne recommencerait plus ? Miss Barton observa sa confusion, satisfaite de l’embarras qu’elle venait de semer dans l’esprit de son élève. Ajouter au malaise de celle-ci ne pouvait que renforcer la portée de la punition.
- Je ne commencerai que lorsque vous me l’aurez demandé.
Josie la dévisagea davantage, totalement déconcertée. Sentant des doigts impatients parcourir avec insistance ses formes rebondies, son visage s’empourpra soudainement et sa lèvre inférieure se mit à trembler comme si elle ne pouvait plus se retenir. Ce qu’elle allait dire était trop pénible à exprimer. Les mots restaient bloqués au fond de sa gorge.
- Je vous demande pardon d’avoir perturbé la classe. Je m’engage à ne plus recommencer…
- Et… ? compléta Miss Barton sur un ton à peine plus clément pour l’encourager à poursuivre.
- Et je vous demande…
- Et je vous prie, vous n’êtes pas en situation de me demander quoi que ce soit !
- Et je vous prie de bien vouloir me donner la fessée que je mérite
- De bien vouloir, s’il vous plaît !
- De bien vouloir, s’il vous plaît, me donner la fessée que je mérite.
- La sévère fessée, reprenez depuis le début !
- Et je vous prie de bien vouloir, s’il vous plaît, me donner la sévère fessée que je mérite.
A peine eut-elle achevé sa phrase que le plat de la main de Miss Barton s’abattit sur elle avec une vigueur incroyable. Une avalanche de coups. On aurait dit une pluie d’orage. Une tornade tropicale. Quasiment incessante et de plus en plus forte. Comme l’expression d’une sorte de défoulement. D’excitation. De débordement de plaisir inavouable. De jouissance malsaine qui allait bien au-delà de la stricte application des règles disciplinaires. Josie se mit à gesticuler dans tous les sens, à se mordre la langue et à respirer à pleins poumons pour ne pas crier.
Mais Miss Barton, les yeux brillants, continua à frapper sans aucun état d’âme. Méthodiquement. Et encore longtemps après que l’élève, les fesses écarlates, ait fini par éclater en sanglots. On la sentait jubiler à l’idée que Josie allait endurer des tourments épouvantables au cours des jours qui suivraient quand elle aurait à s’asseoir, à croiser les jambes ou même tout simplement à marcher.
Puis, presque contrariée de devoir mettre un terme à la correction, l’enseignante redressa la tête et adressa un large sourire circulaire aux autres élèves. A bon entendeur ! Le message était clair. La leçon reprit. On aurait entendu une mouche voler.