Béatrice ou l'éducation d'une jeune soubrette
- Madame est servie !
Sur le seuil de la salle à manger, la voix forte de George, empreinte du ton déférent qui sied aux fonctions d’un maître d’hôtel, invite l’assistance à passer à table. Tandis que les invités reposent leurs verres, Lady Alexandra s’avance la première et donne le bras à Lord Antony Wilthorp, un homme de haute taille et de belle prestance qu’elle a choisi pour s’asseoir en face d’elle, à la place d’honneur, tout au bout de la table.
La pièce est immense, longue d’une trentaine de mètres, avec un plafond très haut, à solives apparentes, et un sol carrelé de tuffeau et d’ardoise. Neuf grandes portes-fenêtres donnent de plain-pied sur la cour d’honneur d’une part, sur le parc d’autre part, que délimite la masse sombre des guirlandes de charmes taillés. De chaque côté des croisées, des tables à gibier en bois sculpté à décors de rocailles alternent avec des consoles ornées de motifs en feuillages. Les dessus-de-porte sont agrémentés de paires d’angelots fessus embouchant leurs trompettes, tandis qu’une série de cadres dorés égaient la boiserie sombre des lambris. Galerie de portraits figés pour la postérité dans le nacré d’une chair, le pétillement d’une prunelle et l’éternité d’un sourire. Le duc de Penthièvre par Nattier. Gabrielle d’Estrées en Diane Chasseresse, par Ambroise Dubois. Deux toiles de Mesdames de Châteauroux et de Mailly, favorites de Louis XV, par Van Loo. Le portrait du Comte de Toulouse par Rigaud et derrière Lady Alexandra, celui en pied, par Nicolas de Largillière, de François-Henri-Hyacinthe Aramon d’Outrelaise, amiral de France et chevalier de l’Ordre de Saint-Michel, tué au combat de Saint-Vaast-la Hougue le 29 mai 1692, lointain ancêtre de la maîtresse de maison.
Sur la table gigantesque, en acajou vernis, rapportée des Indes par feu Lord Ashley, plusieurs paires de flambeaux sont posées, à intervalles réguliers. Leurs grosses chandelles blanc ivoire brûlent par dizaines en laissant perler la cire le long de leurs nervures d’argent. La flamme qu’ils diffusent adoucit le contour des visages et capte l’éclat des broches de diamants. Obéissant à une étiquette rigoureuse, une rangée impressionnante de verres à pied en cristal taillé est alignée devant chaque couvert. De somptueuses couronnes odorantes de lis blancs dessinent un chemin de lumière et font ressortir par contraste les motifs bleu nuit des assiettes en porcelaine de Chine. Au centre, ruisselante d’arabesques ouvragées, flamboie une soupière monumentale aux allures de carrosse.
Les invités s’installent. Les messieurs aident les dames tandis que les deux soubrettes, Blandine et Béatrice, guettant un signe de Lady Alexandra, se tiennent en retrait. Omniprésent et silencieux, George assure la coordination muette de l’ensemble et le service du vin.
Le foie gras grillé des Landes et sa raviole d’artichaut, une invention de Louise, accompagnés d’un Château Lafaurie-Peyraguey (nez intense, bouche opulente), aiguisent d’emblée les appétits et délient les langues. Béatrice, concentrée, incline les plats en orientant les couverts, passe habilement d’un convive à l’autre. A gauche, toujours à gauche. D’abord les femmes, ensuite les hommes. Elle croirait entendre résonner à ses oreilles les consignes de sa maîtresse. Celle-ci sourit à ses voisins qui se relaient pour dresser l’éloge de sa beauté et l’élégance de sa tenue.
Les conversations ne tardent pas à reprendre. Le coin des chasseurs frémit encore des aventures de l’après-midi, émaillées d’anecdotes et d’expressions à double sens que les hommes s’échangent entre eux à haute voix, les yeux brillants - bon tireur, joli coup, poule splendide - et que les femmes, gênées, font semblant de ne pas comprendre. A côté, avec moins de succès, un expert en fusions-acquisitions chez Goldman Sachs New York expose ses vues magistrales sur les dangers d’un durcissement trop rapide des taux par la Réserve fédérale américaine.
Le jeune homme timide assis à la gauche de Lady Alexandra et qui tente d’intéresser celle-ci à son sujet de thèse, « Le déni de soi chez Georges Bataille », rougit à chaque fois qu’elle lui sourit. Elle sort le grand jeu de la séduction, admirative, fascinée, les lèvres entrouvertes, comme si elle buvait ses paroles. Le pauvre a du mal à détacher son regard des seins superbes qu’elle lui présente et qui semblent à tout moment vouloir se libérer de son audacieux décolleté. Malgré tous les efforts de la maîtresse de maison pour aborder des thèmes plus légers, la conversation ne dévie pas d’un pouce. A bout d’arguments, elle fait un signe discret à Béatrice. C’est le code convenu entre elles. La soubrette disparaît à quatre pattes sous la table. Opération éclair. Action de commando. Surprendre l’adversaire. Écourter les préliminaires. Privilégier l’efficacité. Déboutonner la braguette. Introduire la main. Écarter l’élastique. Chic, un gros paquet ! Ça tombe à pic, c’est bientôt Noël ! Empaumer les bourses d’une main. Dégager le gland de l’autre. Le visage du jeune homme s’empourpre subitement.
- [Lady Alexandra] Détendez-vous, vous allez voir, dans quelques instants, vous vous sentirez beaucoup mieux !
Sous la table, Béatrice plonge tête baissée jusqu’au nid de sa toison pubienne et referme ses lèvres sur le membre qui se durcit, dans une furie de succion. La queue entre et sort en lui effleurant les dents. Elle sent son épaisseur, sa moiteur et son extrémité délicate aller et venir contre son palais. Titiller. Lécher. Aspirer. Sucer. Accélérer au moment de l’embrasement final. Jusqu’à ce qu’elle le sente se vider au fond de sa gorge et qu’elle avale avec délice son fluide abondant.
Lady Alexandra réprime un sourire en imaginant la scène qui se déroule à ses pieds. La réapparition de sa soubrette tombe à propos. Précédé d’un fumet délicat, le suprême d’escalopes de ris de veau poêlées aux morilles fraîches fait son entrée. George sert le vin en carafe. Un trio de connaisseurs s’essaie au jeu de la devinette. Couleur pourpre soutenue... nez intense en fruits rouges... à coup sûr un Médoc... harmonieux... bien équilibré... intermédiaire entre un Pauillac... dont il rappellerait la structure... et un Margaux... dont il emprunterait l'arôme... une rondeur et une finesse exceptionnelles en bouche... un peu réservé... tendre... gracieux... presque féminin dans son arrière-goût... très vraisemblablement un Saint-Julien... mais lequel ? ... peut-être un château Beychevelle... il en aurait bien les qualités... à moins que... à moins que ce ne soit plutôt son voisin d'en face... un ancien de la famille... oui, c'est sûrement ça... décidément, ils sont très forts... c'est un Branaire-Ducru.
L’ambiance est chaleureuse. Les invités ne tarissent pas d’éloges sur les talents de la cuisinière et sur la perfection du service. Un convive à la voix haut perchée, qui dissimule de grosses lunettes de myope sous l’épaisseur d’une frange incongrue, disserte sur la constellation de stars qu’il vient d’approcher durant la nuit Fashion Rock Extravaganza au Royal Albert Hall. A côté, un couple est encore sous le charme d’une soirée estivale à Glyndebourne pour la représentation de « Die Zauberflöte », précédée d’un pique-nique champêtre - sandwiches au concombre, Veuve Clicquot cuvée 1996 - sur l’herbe tendre des prairies environnantes.
Lady Alexandra a moins de chance. Son voisin de droite, webmaster de son état (« Soyez gentille, appelez-moi Michael ! »), la noie depuis maintenant près d’une demi-heure sous un déluge de termes ésotériques – cloud computing, provider, bande passante, ADSL, firewall, streaming, balises HTML, webparts, sharepoint - qui finissent par la lasser. Pour couper court à la conversation, son joker s’appelle Béatrice. Échange du code. Intérieurement, la maîtresse de maison se régale à l’avance d’observer la réaction de son interlocuteur (« Ça lui fera le plus grand bien ! »). La soubrette repart en plongée. Remède magique. Le fil de la conversation ne tarde pas à s’interrompre. Le contact est établi. Il ne fait plus de doute que sous la table, Béatrice a pris énergiquement les choses en main. C’est excitant de malmener un homme. De renverser pour une fois les rôles. Trouver le bon rythme. Ni trop lent ni trop précipité. Sa bouche s’ouvre toute grande. La gourmandise est un vilain défaut. Le lécher d’abord. Reculer le dénouement. Faire durer la jouissance jusqu’à l’insupportable. Le tenir à sa merci. Profiter de l’aubaine. Un convive bien élevé ne met pas ses mains sous la table. Enserrer son membre dans l’anneau de ses lèvres, avant de le prendre plus à fond. Le sucer jusqu’à la racine. Jusqu’à la déraison. Prendre son plaisir en même temps qu’on le donne. Béatrice doit se retenir pour ne pas crier. Sa victime aussi. Elle contracte la bouche à la cadence des spasmes de son entrejambe. L’orgasme l’inonde. Le visage du webmaster a viré au cramoisi. Objectif atteint. Mission exécutée. Organisation militaire. Ponctualité suisse. Juste à temps pour servir le dessert, un gratin de framboises à la cassonade.
- [Lady Alexandra, impassible, à l’intention de son voisin] Une boule de glace à la vanille pour accompagner ? Vous verrez, ça rafraîchit !
Les conversations s’animent, ponctuées ici et là de rires sonores. La maîtresse de maison est rayonnante. Encore plus radieuse que d’habitude. Un dernier détail à régler. Une faute de goût. A la limite de la vulgarité. Au bout de la table, Peggy Fleming, que ses amies, mauvaises langues, surnomment « Piggy » - la Cochonne - en raison de son goût immodéré pour les jeunes mâles bien montés, évoque haut et fort les mensurations et les prouesses de sa dernière conquête. Réagir immédiatement. Ne pas gâcher la fête. Préserver sa réputation. La faire taire par tous les moyens. La soubrette croise le regard de sa maîtresse. Elle a immédiatement compris ce qu’elle attend d’elle.
Troisième immersion de la soirée. Quelques minutes plus tôt, Blandine, de son côté, est descendue en plongée s’occuper d’un invité. Lady Alexandra a l’impression d’assister au ballet de deux canards qui disparaîtraient périodiquement sous la surface d’un étang. Le monde du silence. L’ivresse des profondeurs. Se faufiler discrètement à quatre pattes. Conserver son calme et le sens de l’orientation. Ne pas se tromper de cible. Une robe rouge, on ne peut pas se tromper. C’est plus facile qu’avec les pantalons des hommes. Là voilà ! Béatrice relève le tissu, écarte les jambes de la jeune femme. Ses doigts s’insinuent au contact lisse et doux de la face intérieure des cuisses. Oh la jolie petite culotte en satin blanc innocemment tendue sur la bosse du mont de Vénus ! La soubrette ne résiste pas à l’envie de chauffer le relief qui se dessine, la bouche plaquée sur le tissu à hauteur de l’entrejambe. Personne ne sait le faire aussi bien qu’elle. L’invitée s’arrête de parler. C’est bon signe. Continuer jusqu’à la rendre folle. Elle écarte le tissu. La bouche ouverte contre la soie chaude de la toison, sa langue force le passage des lèvres humides et gonflées et savoure la moiteur musquée qui les imprègne.
Finalement, il n’y a pas que des mauvais côtés dans l’emploi de soubrette.