Béatrice ou l'éducation d'une jeune soubrette
Petit salon de Glendale House. Le refuge intime et familier de Lady Alexandra. Son havre de paix. C’est là qu’elle a coutume de se retirer pour régler ses affaires quotidiennes et s’adonner à la lecture lorsqu’elle dispose de quelques minutes de liberté.
Situé au rez-de-chaussée, ses hautes portes-fenêtres s’ouvrent sur un gazon impeccablement tondu, zébré de bandes vert pâle et vert intense, sur lequel picore un couple de merles noirs. Le temps est beau, le ciel dégagé. Les rayons du soleil lèchent les pierres de la façade et s’invitent à l’intérieur par les ouvertures. Dans les grands rais de lumière obliques qui viennent réchauffer les lames du parquet, des particules en suspension tourbillonnent dans un ballet de poussière dorée. A proximité, le bruissemen t cristallin d’une fontaine apporte une note rafraîchissante. Un parfum subtil de chèvrefeuille flotte dans l’air et dans les lianes d’un Kew Rambler accroché le long du mur, la corolle à peine entrouverte d’une rose amplifie le bourdonnement appliqué d’une abeille.
- Béatrice, ce que tu dois apprendre en premier, c’est à marcher avec grâce et élégance.
- Bien, madame.
- Avance jusqu’au fond de la pièce et reviens vers moi sans te presser, en faisant des petits pas.
- Comme ça, Madame ?
- Doucement, prends ton temps et applique-toi. Il faut que tu fasses des pas plus serrés. C’est très important. Imagine un instant qu’un visiteur sonne et que tu te diriges vers la porte d’entrée pour l’accueillir. Tu es le premier contact, la première personne qu’il va rencontrer en entrant ici. Il faut que sa première impression soit parfaite.
Lady Alexandra marque une pause, se cale dans son fauteuil et plante ses yeux dans ceux de sa soubrette.
- Pas de droit à l’erreur, Béatrice, tu vas vite t’en rendre compte.
- Ça va, Madame ?
- Ça ne va pas du tout ! C’est même très mauvais ! Je ne t’ai pas demandé des grandes enjambées. On dirait un bûcheron ! Je t’ai dit des petits pas serrés, recommence !
- Mais Madame, mes talons sont beaucoup trop hauts, je vais me tordre la cheville !
- Tes talons n’y sont pour rien, c’est parce que tu marches trop vite ! Ralentis ! Si je t’oblige à porter ces escarpins, c’est justement pour que tu ne puisses pas marcher autrement qu’à petits pas.
- Je vais essayer encore, Madame.
- Tiens-toi droite, les bras le long du corps et les mains légèrement écartées vers l’extérieur.
- …….. [Béatrice sollicite du regard l’approbation de sa maîtresse.]
- Maintenant retourne là où tu étais, pense à ce que tu fais pour une fois et montre-moi que tu as compris.
- J’ai peur, Madame !
- Ne fais pas l’idiote, Béatrice, je ne t’ai pas demandé non plus de glisser comme si tu faisais du ski de fond ou que tu avançais sur des patins. Tu n’es pas ici pour cirer le parquet !
- Je vous assure, Madame, je sens que je vais tomber en avant !
- Tant pis pour toi, Béatrice, tu l’auras voulu… George, apportez-moi mon martinet, vous savez, le petit à manche jaune.
- Oh non, Madame, voilà, voilà, regardez, j’y arrive !
- Ce n’est pas mieux, Béatrice, viens, il va falloir que tu t’exerces dans l’escalier de service, suis-moi… ici, nous serons plus tranquilles, personne ne viendra nous déranger.
- Mais Madame, le carrelage va me faire glisser encore plus que le parquet !
- Je sais, Béatrice, mais il faut que tu sois à l’aise sur toutes les surfaces.
- Est-ce que je pourrai aussi m’entraîner toute seule, en l’absence de Madame ?
- J’y compte bien ! Telle que tu es partie, c’est même indispensable car ce n’est pas en quelques minutes avec moi que tu vas y arriver. A la longue, tu verras, tu n’y penseras même plus ! Tu te sentiras en confiance et tout te deviendra naturel.
- Bien, Madame.
- En attendant, il faut déjà que tu saches monter un escalier. Regarde-moi. Tu poses ton pied franchement sur la marche, le talon très légèrement décollé…
- Oui, Madame.
- … suffisamment pour pouvoir prendre appui sur la pointe et repartir sans te sentir déséquilibrée en arrière…
- Mais Madame !
- La montée des marches est un exercice délicat. N’oublie pas que pour une femme, c’est l’occasion de faire admirer ses jambes et de se mettre en valeur. Alors, tu viens ?
- Tout de suite, Madame, j’arrive, laissez-moi juste le temps d’attraper le coup sinon je vais me casser la binette.
- … sinon je vais trébucher, Béatrice, trébucher. Si tu continues à parler comme ça, je ne me contenterai pas de te reprendre, je n’hésiterai pas à te punir.
- Excusez-moi, Madame, ça m’a échappé.
- C’est la dernière fois, Béatrice !
- Oui mais Madame, quand je monterai l’escalier, il y aura plein de gens qui vont lorgner sous ma robe ! Déjà qu’elle est super courte !
- C’est tout à fait possible. C’est même très probable. Mais quand on a des jolies fesses, il ne faut pas hésiter à les montrer !
- Mais Madame !
- Tu devras d’ailleurs toujours te débrouiller pour monter les escaliers en premier…
- Oh Madame !
- … et précéder les invités de quelques marches afin de ne pas les priver de ce charmant spectacle !
- Je n’oserai jamais.
- Tu as tort, les messieurs y seront très sensibles. Ils y verront une délicate attention de ta part. De toute façon, si tu oublies, tu constateras que c’est eux qui ralentiront le pas de manière à garder la bonne distance.
- Les hommes sont tous des cochons, Madame !
- Il ne faut pas dire ça, Béatrice. Avec le temps, tu changeras sans doute d’avis. Disons que les hommes sont attirés par les jolies femmes. Tu ne devrais pas tarder à le remarquer.
- Bien, Madame.
- Pour l’instant, je ne te demande qu’une seule chose, c’est de te concentrer. Tu es trop courbée, redresse-toi... évite de regarder tes pieds… marche naturellement… et oublie tes talons hauts.
- J’ai déjà remarqué quelque chose, Madame.
- Ah oui, et quoi ?
- Dès qu’il m’entend monter dans les étages, Monsieur George se précipite au bas des marches… et se tord le cou au-dessus de la rampe…
- Tu vois, qu’est-ce que je t’avais dit ? J’en étais sûre !
- Et puis, j’ai encore noté autre chose.
- Quoi donc, Béatrice ?
- Douglas, le livreur de lait, Madame. A chaque fois qu’il entre dans la cuisine, le matin, et que Louise n’est pas là… il me… je ne sais pas si je dois continuer, Madame !
- Bien sûr que si, Béatrice, à moi tu dois toujours tout dire.
- Eh bien, il me pousse dans l’embrasure de la fenêtre…
- Et alors ?
- Et alors, il me plaque le dos au mur, il se colle contre moi, il devient tout rouge et il essaie de m’embrasser.
- Tu l’en empêches, j’espère ?
- Pas vraiment, Madame…
- Comment ça, pas vraiment ?
- Non, Madame, je le laisse faire…
- Sans tenter, bien sûr, quoi que ce soit pour l’encourager ?
- Oh non, Madame, je lui dis qu’il est fou, que ce n’est pas raisonnable, qu’il doit partir, que j’ai mille autres choses à faire, que Madame va certainement nous surprendre… et se mettre en colère…
- Et naturellement, il reste sourd à tes remarques, il continue comme si de rien n’était, tu te débats, tu fais tout ton possible pour te dégager, mais il est très costaud…
- … et je dois attendre qu’il ait fini.
- Béatrice, tu me prends pour une idiote ?
- Oh, Madame !
- Je t’interdis de continuer à te laisser tripoter par ce livreur, tu m’entends ?
- Oui, Madame.
- Ton éducation, surtout dans ce domaine-là, c’est moi-même qui m’en chargerai, et personne d’autre !
- Bien, Madame.
- Tu viendras me chercher, demain matin, quand ton petit laitier se présentera, j’aurai deux mots à lui dire !
- Bien, Madame
- Tu sais, je t’observais pendant que tu parlais, tu es moins raide quand tu penses à autre chose, c’est comme ça que tu progresseras.
- Merci, Madame.
- Ne me remercie pas. Tu n’en es qu’au début. Tu as encore beaucoup de progrès à faire. Et puis, je ne t’ai pas dit de t’arrêter, continue, redresse la poitrine et cambre les reins.
- Bien, Madame.
- Non, décidément, ça ne va pas du tout ! Recommence !
puissiez vous aider à faire vivre la mémoire d'Alexandra, reine de nos coeurs....