Béatrice ou l'éducation d'une jeune soubrette
Si ça continue comme ça, je crois bien que je ne serai jamais prête. Le trac. La peur au ventre. La gorge qui se noue. Comme si je m’apprêtais à sauter dans le vide du haut d’un pont. Sans élastique. Il faut que je réussisse du premier coup. Il n’y aura pas de deuxième fois. En attendant, c’est plutôt mal parti. Je dois finir de me préparer. Et la bride de mon escarpin vient de lâcher. On m’appelle. Julie, ma coiffeuse, est au bord de l’hystérie. La tension est à son comble.
Col cassé impeccable, verres fumés, mitaines incongrues en résille argent, Klaus s’agite dans tous les sens en tripotant nerveusement son bracelet talisman couvert de breloques et de grigris. C’est la première de sa collection de lingerie printemps-été. Et chaque fois, c’est la même chose. Le même désordre indescriptible. Au-dessus des têtes, les écrans annoncent en lettres rouges clignotantes « The show will start in one minute ». Encore quelques poignées de secondes et les salons de l’hôtel de Bourbon-Condé seront plongés dans le noir. Avant de renaître dans un jaillissement de lumière. Pour quelques instants de grâce. Pour une féerie des sens. Pour une folie intitulée cette année « Burning Desire », offerte en toute simplicité « aux femmes, à la haute couture et à Paris ».
Un bourdonnement frénétique s’empare de la ruche des accessoiristes, maquilleurs, couturières, agents de sécurité, régisseurs, éclairagistes, techniciens du son et de l’image… Derniers réglages. Ultimes recommandations. Un défilé se prépare et se gère comme un spectacle. Dans le luxe, le show doit être maîtrisé à la perfection.
Une journaliste de Vogue écoute, perplexe, un blondinet maniéré décrypter les intentions du maître de sa voix de fausset. « Les icônes de la mode changent… Il faut jeter aux orties l’agressivité du porno chic et le flashy des paillettes pour redécouvrir le goût de la féminité épanouie… Ode à la transparence… Habiller le rêve d’une caresse… Rendre à l’éphémère une part d’absolu… Il n’y a d’autre beauté que la liberté du corps. ».
C’est Walter qui m’a maquillée. Il a l’habitude. J’ai un petit faible pour Walter. Avec lui, je suis tranquille. En voilà un qui pense sûrement à autre chose qu’à peloter les seins des filles. Un véritable artiste. Un esthète qui pose ses couleurs comme le ferait un peintre, tout en écoutant la symphonie 41 (Jupiter) de Mozart sur son baladeur MP3. Maquillage glamour. De braise et de velours. Cils cambrés. Lèvres ardentes, repulpées à l’extrême. Ma bouche est en feu, comme celle d’une geisha.
Le « front row » a été pris d’assaut par les célébrités. Stars du cinéma. Du show-biz. De la mode. Vedettes de télévision. Personnalités politiques. Invitées de marque. J’aperçois Lady Alexandra - à qui je dois l’insigne privilège de pouvoir défiler - accompagnée de son amie Martine. Des coulisses, on entend gronder la rumeur de la salle. Tous ces gens venus spécialement pour l’occasion et qu’il ne faut pas décevoir. Qui se dévisagent à distance, s’échangent des signes, papotent, s’éventent avec leur programme et soudain se figent dès que la lumière décline.
Le défilé commence. Sur une bande-son poussée au maximum - un mixte de The Cure, B 52's et Arcade Fire - la salle est balayée de faisceaux lumineux. Turquoise strident. Jaune pastis. Rose phosphorescent. Je n’entends plus rien. Nous nous parlons par gestes. Comme arrachés à la nuit, les mannequins s’élancent tour à tour sur le long ruban du podium inondé de lumière. Catwalk. Démarche chaloupée. Nuisette aux rubans de soie. Body en dentelle Chantilly et satin. Bustier en résille et volants. Décolletés pigeonnants. Jupon troussé sur un maillot en tulle plissé chair. Soutien-gorge en plumetis, gansé velours. Caraco rose sépia. Coton à rayures banquier. Porte-jarretelles. Guêpière. Déshabillé charmeuse de mousseline champagne. « Oh, my God ! », s’exclame une invitée, tandis que sa voisine lance des « Marvelous… Fabulous ! », en se balançant sur sa petite chaise dorée. Les meilleures vendeuses de la collection, ce sont ses clientes.
Les filles se succèdent dans un ballet millimétré : 1 minute 5 secondes par passage, 20 secondes devant chaque rangée de gradins. A l’extrémité de la piste, téléobjectif au poing, le mur des photographes se dresse, telle une pyramide instable. Crépitement des flashs. Claquement des obturateurs. Campés sur leurs pieds, le coude du voisin dans l’œil, ils guettent l'instant où ils appuieront sur le déclencheur. L'instant magique. Celui où le mouvement est naturel, le regard captif, le cadrage idéal, l'équilibre parfait entre l'ombre et la lumière.
Dans quelques secondes, lorsque Chloé et Eurydice seront revenues, ce sera mon tour. Je présente le modèle n° 17, « Exciting », une mini culotte en tulle noir transparent, largement fendue par-devant et par-derrière. Dix grammes d’érotisme qui moulent à la perfection mes rondeurs potelées. Lolita. Bimbo. Baby-doll. Il paraît qu’avec, je suis super craquante.
Dernière inspiration avant de traverser l’écran de lumière. Go ! Je surgis du néant au rythme de la musique. Poser un pied devant l’autre en conservant la même ligne. Animer le mouvement d’un très léger déhanchement. Le regard droit. Résolu. Madame m’observe attentivement. Elle est là quelque part, je le sens. Je voudrais qu’elle soit fière de moi. Pour la satisfaire, je serais prête à tout. Nous avons tellement répété ensemble. Rester naturelle. Penser à sourire. Un peu. Juste ce qu’il faut. Tout en restant hyper concentrée sur mes pas. Ni trop lents ni trop rapides.
Demi-tour à l’extrémité du podium. Arrêt éclair. Le temps de concéder un demi-sourire à l’assemblée. De défier les photographes dans le blanc des yeux. Avant de tirer ma révérence et de repartir ravie, en sentant dans mon dos mille admirateurs envieux fantasmer sur ma silhouette… sur mes deux petites fesses mutines qui ondulent et s’éloignent insensiblement pour finir par disparaître là-bas, tout au fond, dans le noir…